Intelligence Humaine contre I.A : l’esprit sentinelle !
Il ne fait aucun doute, tout enseignement vise à produire dans l’esprit de celui qui le reçoit une métamorphose. Il invite à l’activité cérébrale, à l’ouverture d’esprit, à la remise en question. Si les technologies ont facilité le stockage et l’accès aux données, elles ne semblent pourtant pas favoriser la réflexion. Elles nous présentent un monde semblable à une somme de connaissances accumulées depuis des siècles. Cette encyclopédie théorique apanage des « Doctes Savants » s’oriente actuellement vers une totalité qui ne demande qu’à être, au fil du temps, complétée par des individus, scientifiques ou non, qui nourrissent les sites de leurs opinions. Alors la difficulté est aujourd’hui d’attiser la curiosité des individus face à une accumulation de savoirs, juxtaposés les uns aux autres, pour distinguer ce qui est vrai et ce qui repose sur l’opinion ou sur la fausseté. Car si tout est là à la portée d’un simple clic encore faut-il avoir envie de chercher, de faire le tri entre les opinions afin d’exercer la liberté de son jugement. Il s’agit de distinguer, dans cet ensemble, le vrai du faux car l’accès à un Internet a favorisé les possibilités pour chacun de s’exprimer sur tout et aux individus de se renseigner sur tout et son contraire. Toutefois, avec la libre circulation des informations le problème de la vérité sous-tend la quête du savoir. D’autant que la recherche n’est pas figée. Une fois le corpus acquis, encore faut-il que des scientifiques s’emparent de leur savoir pour le mettre à l’épreuve de la réalité pour parfois le contredire et produire de nouveaux raisonnements, énoncer de nouvelles hypothèses afin d’énoncer de nouvelles lois. Bachelard aimait à dire à ce sujet : « La vérité n’est qu’une erreur rectifiée » afin d’expliquer que les scientifiques posent des vérités mais que l’évolution du savoir amène à penser des contradictions lorsqu’un paradigme est remplacé par un autre, quand par exemple Copernic vient à chasser le modèle cosmique des Anciens ou encore lorsque Newton se voit « malmené » par Einstein, etc. La conquête du savoir se veut donc dynamique et permanente. Dans sa dialectique elle affronte ses contraires et se repense à chaque instant.
Plus précisément l’I.A a investi l’ensemble des objets connectés. Elle facilite ainsi les recherches et produit à son propre tour des propositions de pistes de réflexion et oriente ainsi les travaux des chercheurs, par ces suggestions offertes sur l’écran, en leur apportant des facilités considérables surtout s’ils ont l’esprit paresseux. Quid alors de l’esprit critique ?
L’I.A paraît particulièrement efficace dans la capture de données et dans les calculs ou combinatoires qui produisent rapidement des recoupements, analyses et déductions. L’esprit humain se voit dépassé par l’I.A. Elle s’affirme comme une puissance bien réelle qui produit quasi instantanément des données que l’esprit humain mettrait des jours à intégrer ou produire. Pourtant l’intelligence humaine ne peut se soumettre à l’I.A. Elle en est l’auteur et par conséquent elle doit conserver la maîtrise de son outil. Dans ce face à face entre I.H (Intelligence Humaine) et l’I.A il importe donc de préciser quelques écueils à éviter afin de conserver un esprit alerte et à l’œuvre dans la construction du savoir et de ne pas être « agi » par l’objet connecté. Etonnamment, il s’agit de renouer avec la méthode et l’éveil de la conscience.
La paresse de l’esprit
Depuis l’origine de la philosophie l’étonnement semble être au fondement de l’enthousiasme intellectuel. De fait l’esprit questionne et sa curiosité réenchante en permanence l’acte même de penser. C’est pourquoi, le philosophe redoute la paresse car elle désigne le renoncement à l’acte même de penser. « La peine de l’acte dont le paresseux s’abstient n’est pas un contenu psychologique de douleur, mais un refus d’entreprendre, de posséder, de s’occuper. C’est à l’égard de l’existence elle-même comme charge que la paresse est une aversion impuissante et sans joie (…) Elle est fatigue de l’avenir. [1]» Ainsi la paresse de réfléchir épuise toute chance d’investir le champ même du savoir. C’est s’en remettre à la simplicité et d’une certaine façon c’est aussi renoncer au plein exercice de sa liberté.
Renouer avec le désir de savoir : l’homme porteur de significations
L’I.A peut se jouer de ce que veut le chercheur en produisant ses aspirations de demain, en les lui suggérant avant même qu’il n’ait eu le temps de songer à ce qu’il aurait par lui-même souhaité, s’il n’était sous l’emprise de l’illusion informatique. Ainsi le désir ne s’incarne plus dans la chair, dans le cerveau siège de la pensée, il est anticipé et projeté devant lui, comme virtualité, comme possible sur son écran. Car passé au crible de l’I.A chaque comportement est décrypté puis crypté à nouveau pour apparaître dans le domaine de l’image, comme une nouvelle réalité à conquérir. Mais une réalité non choisie car avant d’être fantasmée par l’individu lui-même, elle est par le fruit d’un calcul, une réalité proposée. Elle s’impose alors comme une évidence. L’homme n’a plus alors qu’à se choisir au cœur d’un préalablement « pensé » pour lui. Il ne conteste pas sa situation car l’ambiguïté repose en ce qu’il est au cœur d’un système qui le manipule et limite son champ de possibles mais il a l’impression malgré tout d’en être le sujet central, celui à qui la machine accorde son attention. « Après le dîner, il allume son ordinateur portable et va sur Internet. Il attire de nouveau aussitôt l’attention sur lui. Son fournisseur d’accès enregistre ses activités. Les gérants des sites qu’il visite retiennent ses données personnelles. Il a laissé son adresse électronique sur un fil d’information. L’hôtel des ventes virtuel auprès duquel il a l’habitude de compléter sa collection de jouets historiques a noté au fil des mois chacune de ses transactions et les affiche à présent sur le site, visibles par tous ceux qui s’y intéressent. Toutes les dix minutes réapparaît, sur l’écran, une vignette l’invitant à actualiser d’urgence sa base de données antivirale. Des troyens inconnus espionnent son ordinateur. […] Avant d’aller se coucher, Anton B. passe un moment à réfléchir à ce qu’il a vécu au cours de sa journée. La nausée s’empare de lui lorsqu’il commence à pressentir qu’il n’a pas eu le moindre instant de véritable solitude. [2]»
Les capacités de l’I.A flatte son ego, séduisent le paresseux, facilitent le quotidien. L’homme peut se laisser aller à une certaine nonchalance et se satisfaire de ce préfabriqué, de ce pré pensé. « Transformés en fournisseurs de data, ceux-ci (les individus et les groupes que les réseaux dits « sociaux » dé-forment et re-forment selon de nouveaux protocoles d’associations) s’en trouvent désindividués par le fait même : leurs propres données, qui constituent aussi ce que l’on appelle (dans le langage de la phénoménologie husserlienne du temps) des rétentions, permettent de les déposséder de leurs propres protentions – c’est-à-dire de leurs propres désirs, attentes, volitions, volonté. etc[3] » Ainsi l’I.A serait en mesure de leurrer les hommes au point qu’ils seraient manipulés jusque dans leurs désirs. Passifs, ils se feraient à leur insu braquer leur volonté, destituer de leur libre-arbitre, et certains pensent même qu’ils pourraient voir leurs capacités intellectuelles se dégrader. L’Homme peut désapprendre, par exemple il peut cesser de conduire et donc ne plus savoir conduire un jour. « Les machines imposant leur mode d’emploi, il a cessé d’être « qualifié » ; les théories scientifiques révélant les déterminismes dont il est le produit, il ne lui est plus permis d’afficher un libre arbitre singulier. L’annonce est désormais faite : l’homme est en passe de devenir superflu et le pire est qu’il s’en accommode… [4]». Néanmoins la véritable menace réside en ce que l’Homme risque surtout de perdre ses habitudes de pensée.
Néanmoins, si l’I.A suggère des pistes de réflexion et si le moteur de recherches est capable de prédéterminer pour l’homme une liste ciblée de liens à explorer, c’est pourtant de bon augure. Cela facilite en un premier temps l’orientation de celui qui face à la somme des données existantes serait comme décontenancé devant la multiplicité des champs disciplinaires à explorer. Mais bien vite, après s’être familiarisé avec son domaine de recherche il s’agit de reprendre possession de son esprit et de suivre sa propre inspiration afin de donner du sens à ce qui est cherché, compris, assimilé. Sans doute le courage intellectuel consiste à contredire ces maîtres ou à explorer des espaces non encore investis par d’autres. « La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère, restent cependant volontiers leur vie durant, mineurs, et qu’il soit si facile à d’autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. [5]» Ainsi l’I.H a tout à gagner à s’inspirer des connections que lui suggère l’I.A mais pour mieux s’y soustraire et faire preuve d’esprit d’initiative. Comme le dirait Kant : « Penser par soi-même ». Le bonheur intellectuel réside sans doute dans l’exercice de sa liberté de penser et d’errer sur des chemins où la sagesse ne récompensent que les intrépides.
Distinguer le vrai du faux :
Descartes invitait à sortir de sa chambre pour aller voir dans le grand livre du monde. Plus que jamais cette allégorie fait sens lorsque nous nous accordons à dire qu’il faut sortir de l’Internet, des Data pour vérifier par soi-même. Mais pour ce faire, il s’agit d’appliquer son esprit critique à l’ensemble de ce que chacun pense savoir pour ainsi quitter le domaine d’une naïveté ou innocence de l’esprit capable de tout admettre sans chercher à vérifier. De fait, l’adulte face à l’écran est comme l’enfant cartésien. « Je savais que les langues, qu’on y apprend, sont nécessaires pour l’intelligence des livres anciens ; que la gentillesse des fables réveille l’esprit ; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu’étant lues avec discrétion, elles aident à former le jugement ; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ; que l’éloquence a des forces et des beautés incomparables ; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes ; que les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup espérer, tant à contenter les curieux qu’à faciliter tous les arts, et diminuer le travail des hommes ; que les écrits qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles ; que la théologie enseigne à gagner le ciel ; que la philosophie, donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants ; que la jurisprudence, la médecine et des autres sciences, apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent ; et enfin, qu’il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur, et se garder d’en être trompé.[6] »
Vigilance et esprit de synthèse
Manipulable, fragile l’esprit ne semble pas toujours remettre en question ce qu’il ressent ou perçoit. C’est pourquoi il convient de mettre à l’épreuve la totalité des connaissances acquises que ce soit par le biais d’Internet ou basées sur des données sensibles. Il s’agit de faire usage de sa raison dont l’humilité réaffirme la nécessité du doute.
Certes, l’IA est capable quasi instantanément de transposer tout acte en des algorithmes, en résultantes d’une probabilité ou combinatoire qui occultent la capacité du vouloir à se changer et à devenir autre par soi-même. Elle est numérique et se détourne de l’humain et le réduit à une abstraction assujettie à des algorithmes. Vu sous cet angle, l’individu n’est plus l’instigateur de son savoir. Il sombre vers la passivité. Toutefois la volonté soutenue par la raison vigilante désigne le mobile et le moteur de l’action, de la réflexion. Elle favorise la liberté, l’inattendu, le spontané et l’authenticité. Nous saisissons l’importance du rapport qui doit s’établir entre la puissance de l’Homme et celle de la machine. Un rapport que certains techno-sceptiques préfèrent avancer pour fonder les bases de leur protestation éthique. Ils considèrent que l’utilisation de l’I.A conditionne les comportements de demain et confère à la machine sa domination sur l’homme. Pourtant la machine ne pense pas à la place de l’individu, elle peut l’aider à s’affranchir de certaines limites en lui permettant de gagner du temps, elle reste toutefois sous sa dépendance. Il s’agit de conserver un esprit critique et vigilant. Car pour l’heure la machine semble dépourvue de conscience, seul et sentinelle de ses pensées et de ses actes l’homme possède le privilège de pouvoir dire « je pense donc je suis ».
[1] Lévinas, De l’existence à l’existant, Vrin, 1990. p. 32 -38
[2] Wolfgang Sofsky, Le citoyen de verre entre surveillance et exhibition, Editions L’Herne, p. 18.
[3] Bernard STIEGLER, Dans la disruption, Comment ne pas devenir fou ? Editions LLL, p. 23
[4] Jean-Michel Besnier, L’homme simplifié : le syndrome de la touche étoile. Editions Fayard, p. 90.
[5] Kant, Réponse à la question ; Qu’est-ce que les Lumières ?
[6] René Descartes, Discours de la Méthode, Première partie
Dr Laurence Vanin,
Titulaire de la Chaire Smart City : Philosophie & Ethique
Institut Méditerranéen du Risque, de l’Environnement et du Développement Durable – Université Côte d’Azur. Nice.
Docteur Es Lettres en philosophie politique et épistémologie – Essayiste – Directeur de collections – Professeur certifié – Chercheur associé au laboratoire « Risques, Epidémiologie, Territoires, Informations, Education et Santé » RETINES. à l’Université de Nice Côte d’Azur.
Membre du Groupe de Recherche Supérieur de la Catalogne en Droit constitutionnel Européen à l’Université Autonome de Barcelone (SGR 767). Elle dirige avec D. Rémi la collection scientifique « De Lege Feranda » chez E.M.E, « Chemins de pensée », « Chemins de pensée juridique », « L’Ecole des Savoirs » aux Editions Ovadia. En dehors de ses activités scientifiques, elle anime des pauses philo et forums destinés au grand public. Elle a commis de nombreux ouvrages.